REPORTAGE - Au collège Martin-Luther-King de Calais, après l'explosion de deux bouteilles explosives jetées par des ados, les adultes déplorent les conditions de vie des familles du quartier du .
«Un gamin m’a dit : "Jette-le, Julie, ça va péter !"» Julie Somers, assistante d’éducation, a lâché les bouteilles juste avant qu’elles n’explosent. C’était vendredi dernier, à la fin de la récréation, au collège Martin-Luther-King de Calais. Deux ados ont jeté deux bouteilles remplies d’acide chlorhydrique et de morceaux d’aluminium par-dessus les grilles. «Une détonation superforte. Sans le gamin, ça m’aurait sauté au visage.» Lundi, les professeurs et le personnel ont exercé leur «droit de retrait», invoquant le «danger», pour les élèves, et pour eux. Les deux ados de 15 ans en cause, dont un scolarisé au collège, ont été placés en garde à vue, puis mis en examen pour «fabrication d’engins explosifs et violences aggravées».
Débrouille. Le collège Martin-Luther -King, en prévention violence et ambition réussite, est en lisière du quartier du Beau-Marais, zone urbaine sensible de Calais. Des tours de plus de dix étages, des parkings défoncés, des cages d’escalier indignes. Mais pas de «jeunes issus de l’immigration», parce que pas d’immigrés, ou quasi. Juste des pauvres. Un jeune prof résume : «Ici, c’est la misère blonde aux yeux bleus.» A l’enquête sociale, le collège Martin-Luther-King a été classé dernier du Pas-de-Calais. Dans le collège, c’est 89 % d’élèves de familles défavorisées, 40 % de familles sans père, 2,5 % de familles d’origine étrangère (1), et 40 % de chômage. Il est loin le temps des ouvriers de la dentelle et des bus qui passaient chercher les sidérurgistes. L’équipe éducative réclame dix postes de surveillants, le retour de quatre enseignants. Pétition dans le quartier, manif jeudi au pied des tours. Julie raconte : «J’ai vu de l’eau et des morceaux d’alu, pas un engin explosif.» Les mômes, eux, savent. «La bouteille gonflait. On a tout de suite compris», dit une petite de sixième. Certains jouent à ça dans le quartier. «Sur mon palier, une fois, dit une dame, la voisine est tombée, le nez en sang. Nous, on pouvait plus respirer, on a dû faire des courants d’air.»
Devant le collège, les profs tiennent la rue, et les élèves viennent voir. «Alors mademoiselle, on a fait l’école buissonnière la semaine dernière ?», sourit Zohra Méach, prof d’anglais. «Non madame, c’était une gastro-entérite !», répond la gamine. «Aiguë !», pouffe la copine. C’est des blagues, la môme était en stage. Olivier, conseiller principal d’éducation : «Ils sont en demande affective. Quand vous jouez au foot, quand vous organisez des ateliers, ça se passe bien. Si vous perdez le contact, ça se passe moins bien. Pour ça, il faut des effectifs.» Les profs sortent leurs statistiques : 59 bagarres et «jeux violents» l’an dernier, mêmes chiffres cette année, au 28 février. «L’encadrement baisse, la violence grimpe», résume Mikaël Dauvergne, prof d’histoire-géo. Ils font cours porte ouverte «pour avoir un œil sur le couloir», explique Zohra Méach. «Avant, un élève qui errait croisait toujours un adulte. Maintenant, on se débrouille. Obligés d’être solidaires.» Chez les surveillants, on gère le catch dans la cour, les hurlements, ceux qui sautent à pieds joints sur le cartable d’un autre. «On était à 700 heures d’encadrement, hors professeurs, en 2001. On est à 290. Le nombre d’élèves n’a baissé que de 15 %», indique Rémi Poison, prof de maths. Le rectorat compte 744 heures, «assistants pédagogiques, conseillers principaux d’éducation» compris, qui n’entrent pas dans le calcul des profs.
Urine. Le rectorat propose un policier. «Il faut des adultes avec qui dialoguer», soupire Francis Gest, prof de maths. Il a été «bousculé» par un élève de troisième, paumé. «Il se défend comme il peut, à ricaner bêtement. Il dit : "J’ai une vie de merde. Je m’en fous de crever." Quand on voit leur vie, on se dit que sur nos 500 élèves ce n’est pas 30 ou 40 qui devraient poser problème, mais 300 ou 400».
Leur vie ? Patou, mère de Lindsay, fait visiter. «Vingt-huit ans que je suis là.» Quand elle se lève à 4 h 30 pour aller faire le ménage à la chambre de commerce, elle voit des enfants dehors, pas couchés de la nuit. «C’est de pire en pire depuis qu’ils ont enlevé le concierge. Il était pas gros, mais tout le monde le respectait.» Les bouteilles d’acide qui explosent ? «Dans les escaliers, dans les poubelles. La télé leur donne des idées.» Elle habite au 13e. En bas, la plupart des boîtes aux lettres sont éventrées. Quand l’ascenseur est en panne, elle prend l’escalier. La crasse marron colle à chaque pas. On tousse dans l’odeur d’urine. «A l’office, je leur dis : "Donnez-moi votre maison et venez vivre ici."» Même pour une journée, ils voudraient pas.» Son appartement est nickel. De la cuisine, on voit le collège, et au loin, la mer. Il y a quelques années, «il y avait toujours cinq ou six élèves en retard au collège, se souvient Francis Gest. Le principal de l’époque a dit : "Je prends ma voiture et je les ramène aux parents". Il s’est rendu compte qu’il fallait attendre un quart d’heure que les parents se lèvent. Il a fini par féliciter les mômes de s’être levés tous seuls.» Laurence, mère d’élève, trouve les profs «supers» et voudrait virer «certains collégiens. Un tout petit noyau. Ils sont vulgaires, ils cassent les vitres, ils volent à Carrefour. La police les attrape, et le lendemain, ils sont là. Mais si on les vire, on les met où ?».
Une autre mère s’inquiète : sa fille de 12 ans a été menacée par l’un des jeunes qui ont jeté les bouteilles d’acide. Elle les a vus et dénoncés. «Il m’a dit : "T’es morte"», dit la gamine. Sa mère : «J’ai six enfants, mon mari est en déplacement, elle n’ose plus venir à l’école seule, comment je fais ?»
Haydée Sabéran
Lire aussi l'interview de la sociologue Cécile Carra :
Le de l'équipe éducative du collège.
(1) A la suite d'une erreur de lecture du tableau, on avait d'abord écrit 1% de familles d'origine étrangère. Ce qui explique le chiffre cité par les commentaires ci dessous. C'est bien 2,5%. Le chiffre de 1% concerne l'"unité urbaine" de Calais, et non la "Zone urbaine sensible" du Beau Marais.