FAITS-DIVERS - La correspondante de Libération à Mexico révèle les manipulations des autorités mexicaines
Au Mexique, il existe deux versions sensiblement différentes de l’affaire Cassez. Il y a la version médiatique : un récit incisif, qui dépeint avec force détails une professionnelle du kidnapping, cupide et diabolique. Et puis, il y a le dossier judiciaire, des milliers de pages qui offrent un compte rendu équivoque et erratique des faits. Il y est à peine question de la Française, or c’est la base de sa condamnation à soixante ans pour complicité d’enlèvements. Les autorités érigent la femme au rang d’icône du banditisme dès la mise en scène de sa capture filmée, le 9 décembre 2005. Genaro García Luna, le directeur de l’Agence fédérale d’investigation (AFI), aujourd’hui ministre de la Sécurité publique, voulait faire croire qu’une dangereuse criminelle avait été attrapée en flagrant délit alors qu’elle surveillait trois otages dans la maison de son petit ami.
L’arrestation, un simulacre télévisé
En réalité, Florence et Israel Vallarta avaient été interpellés la veille, sur la route, à plusieurs kilomètres de là. L’AFI avait obligé les otages, Cristina Ríos, son fils, Christian, et Ezequiel Elizalde, à participer à un simulacre télévisé de leur sauvetage en compagnie de leurs ravisseurs présumés. Dès le début, le récit supplante la vérité judiciaire.
Le dossier, lui, apparaît comme un négatif de la version médiatique : on y trouve peu d’éléments accablant la jeune femme, mais il regorge de pistes menant à d’autres suspects. La Siedo, le parquet spécial chargé de la lutte contre le crime organisé, attribue le rapt des trois otages aux mêmes auteurs que sept kidnappings antérieurs. Tout gravite autour de deux frères, José Fernando et Marco Antonio Rueda Cacho. Les preuves à leur encontre s’amoncellent. Le véhicule utilisé lors du kidnapping d’une étudiante qu’ils connaissent se trouve à leur domicile. En outre, ce sont des neveux du mari de l’ex-otage Cristina Ríos. Ils sont amis avec le beau-frère d’Israel Vallarta, Alejandro Mejia Guevara, locataire de la maison que les trois otages ont formellement reconnue comme étant leur premier lieu de captivité. Un homme les accuse directement de l’enlèvement et de l’assassinat de son frère, Ignacio Abel Figueroa Torres, dont le cadavre est retrouvé dans le coffre d’une voiture en juillet 2005…
A cette galerie de suspects se joint Edgar Rueda Parra, cousin des frères Rueda Cacho, mais aussi cousin du petit Christian : l’enfant, comme sa mère, témoigne de la présence d’Edgar parmi leurs ravisseurs. Des mandats d’arrêt sont lancés contre José Fernando Rueda Cacho et Alejandro Mejia Guevara. Puis, brusquement, début 2006, les poursuites s’interrompent. Les Rueda Cacho, le cousin Edgar et Mejia Guevara disparaissent du dossier. Ils ne seront jamais inquiétés ni même interrogés.
Des déclarations subitement modifiées
Interrogé par Libération, Luis Cárdenas Palomino, ancien bras droit de García Luna à l’AFI, affirme ignorer ce qu’il est advenu de ces suspects : «Je ne me souviens pas de ces détails», élude-t-il nerveusement. C’est pourtant lui qui a dirigé l’enquête sur la «bande du Zodiac», depuis l’arrestation de Cassez jusqu’aux récentes interpellations. Du côté du procureur, le mutisme au sujet de ces pistes, visiblement non explorées, est total : «L’affaire est jugée, nous n’avons plus le dossier.» Quant à une éventuelle manipulation des victimes, la chronologie des événements parle d’elle-même. Le montage médiatique est dévoilé lorsque Cassez intervient par téléphone, le 6 février, dans une émission de télévision à laquelle participe García Luna. La presse mexicaine baptise l’AFI «l’agence des films inventés».
Deux jours plus tard, le 8 février, Cristina et Christian, qui avaient jusqu’alors refusé d’incriminer Cassez, rectifient subitement leurs déclarations. Ils affirment se souvenir d’une femme à l’accent bizarre, sans fournir de détails. Le 10 février, Cristina, son mari et leur fils passent la journée et une partie de la nuit dans les bureaux de la Siedo, comme l’indique le registre d’entrées et de sorties. Les policiers qui ont participé à l’arrestation de Florence Cassez et Israel Vallarta sont présents.
La fausse preuve de la tache de naissance
Subitement, les ex-otages sont envoyés aux Etats-Unis. Les 14 et 15 février, depuis leur refuge, Cristina et Christian livrent aux autorités judiciaires un récit, cette fois-ci plus étoffé, de la participation de Florence Cassez à leur calvaire. Dans la presse, Cristina dit recouvrer la mémoire : Cassez l’insultait et la menaçait de mort pendant qu’Israel Vallarta la violait. Cet épisode n’apparaît pas dans ses dépositions et n’a jamais été relaté lors du procès. Il s’agit d’un récit à usage exclusivement médiatique. Seul Ezequiel accuse depuis le début la Française d’avoir tenté de lui couper un doigt pour l’envoyer à sa famille. Il exhibe dans les médias la «marque de l’anesthésie» : les experts cités dans le dossier établissent qu’il s’agit d’une tache de naissance…
La presse évoque par ailleurs une liste de vingt victimes potentielles - des personnes à kidnapper - que Florence Cassez aurait eu en sa possession. La liste fictive n’a jamais été versée au dossier, mais l’anecdote est toujours colportée comme une vérité.
Ensuite, on a jeté en pâture aux médias les déclarations de David Orozco, interpellé le 5 mai dernier, et présenté comme un ex-membre de la bande du Zodiac. Il offre un récit méthodique de ses premiers pas au sein de l’organisation, précisant notamment qu’il a commencé à travailler avec Vallarta et Cassez au début de l’année 2004. «C’est une preuve solide», estime Cardenas Palomino. Or, à cette époque, la jeune femme ne connaissait pas Israel Vallarta, qu’elle a commencé à fréquenter en octobre 2004. Vallarta, malgré les tortures - les médecins de la Commission nationale des droits de l’homme ont décelé des «brûlures causées par du courant électrique» - a constamment innocenté sa petite amie.
Les combines du directeur d’enquête
Les vrais coupables sont-ils encore en liberté ? Un épisode récent étaye cette hypothèse. Il existe d’étranges similitudes entre les enlèvements et assassinats d’Ignacio Abel Figueroa Torres, attribué à la bande du Zodiac, et d’Antonio Equihua, un garçon de 16 ans, retrouvé le 10 mai, lui aussi dans le coffre d’une voiture. Tous deux ont été enlevés au même endroit, et le premier travaillait sur le même marché que le père du deuxième, un endroit fréquenté par les Rueda Cacho. D’après le procureur du district fédéral, l’affaire Equihua présente aussi des ressemblances avec l’assassinat, à l’été 2008, d’un adolescent, Fernando Martí. Une commandante de l’AFI, Lorena González, ex-protégée du grand chef, a participé à l’enlèvement de Martí…
«Le montage médiatique, la manipulation des victimes et la fuite des suspects portent la marque de García Luna», avance Pedro Fletes Rentería, président de la fondation Pro Rescate d’aide aux victimes d’enlèvements. «Un otage se trouve dans un état de confusion tel qu’il ne peut qu’obéir à ses libérateurs. García Luna sait profiter de ces faiblesses», explique cet homme, qui a été séquestré pendant cinquante-neuf jours. «García Luna a des antécédents», renchérit l’avocat José Antonio Ortega, président du Conseil citoyen pour la sécurité publique. Il énumère une kyrielle d’affaires où les combines ourdies par l’ex-directeur de l’AFI auraient mené à l’emprisonnement d’innocents.
Des journalistes menacés
Dernièrement, García Luna a voulu torpiller une enquête de presse sur l’origine des fonds utilisés pour construire sa maison. Avant de jeter son voisin en prison parce qu’il s’était exprimé dans la presse, il a fait arrêter deux journalistes venus filmer aux abords de la propriété et les a accusés de planifier le kidnapping de sa famille.
Les journalistes mexicains qui enquêtent sur l’affaire Cassez ne sont pas à l’abri des menaces. «On a voulu m’intimider, me faire peur», raconte une femme de la télévision mexicaine. «J’ai reçu un coup de fil anonyme me demandant de laisser tomber», explique un journaliste de presse écrite. Ils ont été sommés d’en revenir à la version officielle, accablant Cassez.
Emmanuelle Steels (à Mexico)
Photo Reuters : Florence Cassez et son ex, Israël Vallarta, le jour de leur arrestation, simulacre télévisé.
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