ECONOMIE - Hier, au siège de Camaïeu, à Roubaix, se tenait une négociation annuelle clé sur les salaires et les conditions de travail. Dans un contexte tendu, après une grève en janvier dans les entrepôts, tuée dans l’œuf par des menaces de licenciement. Les revendications ? 150 embauches. Des vraies, des CDI à temps plein. Pour les précaires, les temps partiels que l’enseigne surutilise, estime l’intersyndicale CGT-FO-CFDT. Et une augmentation de
Dividendes. Car chez Camaïeu, des manutentionnaires avec quinze ans d’ancienneté, 1 150 euros net à temps plein, touchent le RSA. «C’est fou de se réveiller à 5 heures du mat’ pour gagner ça», dit l’un d’eux. Pas moyen de boucler les fins de mois avec une femme au foyer et deux enfants à charge. «Le salarié pauvre, on peut dire qu’il existe, note Thierry Siwik, délégué CGT et candidat vert aux cantonales. Je connais des cas qui vont aux Restos du cœur, ou chercher des bons à la mairie.» Sans compter les intérimaires, qui complètent ainsi leurs revenus.
La société se défend de mener une politique de bas salaires : elle met en avant la paye moyenne des employés, 25% au-dessus du Smic, et son fonds de participation, deux mois de salaire mis de côté tous les ans pour chacun. «Ce n’est pas avec ça qu’on vit, soupire Siwik. Et ça fait deux ans qu’on n’a pas touché d’intéressement.» Alors, quand les employés ont appris que leur ex-PDG, Jean-François Duprez, était parti en 2008 avec 23,1 millions d’euros, le bénéfice de la vente de ses stock-options, la pilule n’est pas passée. «Grâce à ça, il a été désigné premier PDG de France par le magazine Capital en 2009, s’indigne Siwik. C’est du jamais vu : il est passé devant les dirigeants d’Alstom, L’Oréal, Total, alors qu’on est une petite société.» Qui rapporte : 48 millions d’euros de dividendes versés aux actionnaires en 2009.
Camaïeu, distributeur de prêt-à-porter fondé par des anciens d’Auchan en 1984, a été racheté en 2007 par le fonds de pension anglais Cinven. La société emploie 6 000 salariés, dont 4 000 en France. Sa stratégie s’appuie depuis 2003 sur des ouvertures de magasins tous azimuts. En moyenne, une centaine par an. Avec une stratégie de proximité, d’installation dans des villes moyennes et un investissement marqué en Europe de l’Est. La prochaine cible : l’Asie. «Nous, ça fait dix ans qu’on n’a pas bougé, qu’on est 130 CDI à l’entrepôt, alors que tous les mois, il y a 200 collègues intérimaires», s’énerve Chérif Lebgaa, délégué FO.
«Le recours au CDD doit être justifié par un accroissement temporaire de l’activité, rappelle Dominique Bianchi, avocat spécialiste du droit du travail. Ce type de contrat, qui précarise l’emploi, doit être une exception.» Camaïeu serait donc hors-la-loi. Le président du directoire, Thierry Jaugeas, s’en défend : «Sur l’année, en moyenne, nous sommes en dessous de la cinquantaine d’intérimaires à l’entrepôt.» Pourtant, d’après nos informations, Camaïeu tournait autour de 150 équivalents temps plein en 2010. L’inspection du travail a été saisie par les syndicats. Campagne des cantonales oblige, Patrick Kanner, vice-président PS du conseil général, s’est emparé du sujet lors de la grève : «Le RSA n’est pas fait pour conforter un intérim structurel organisé par Camaïeu, et pour que le complément de revenu soit payé par la solidarité départementale», a-t-il tonné. Jaugeas montre ses griffes : «Pour une entreprise nationale devenue internationale, c’est bien que l’entrepôt logistique ait été maintenu à Roubaix !»
«Bénévolat». Côté boutiques, les contrats à temps partiel sont privilégiés. Les vendeuses sont embauchées sur des CDI de 22 heures : elles peuvent ensuite devenir «seconde de magasin» et décrocher un temps plein, avant le poste d’adjointe, puis de responsable de magasin.«Au début, je me régalais, se souvient Marie (1). Peu à peu, je me suis rendu compte qu’il fallait souvent rester. Des heures jamais payées, jamais récupérées.» Sans compter les réunions d’équipe mensuelles, de 20 heures à 21 h 30, non rémunérées. Une autre raconte : «Je travaillais de 11 h 30 à 20 heures. Je n’avais pas le droit de partir à 18 heures. Au début, je voyais qu’il y avait du travail, et je pensais que c’était rémunéré. En fait, je faisais du bénévolat.» Quand on se rebelle, qu’on s’en tient à son contrat, les remarques pleuvent, disent-elles. On leur reproche leur manque de motivation, de solidarité avec l’équipe, «pour nous faire culpabiliser», note Marie. Samira, seconde de magasin à Paris, a choisi de démissionner : «On me disait : "tu es responsable, tu dois te montrer exemplaire."» Marie rêve de l’installation d’une pointeuse, comme à l’usine : «J’ai demandé à être licenciée, je serai mieux ailleurs. Je viens travailler la boule au ventre.»
Jaugeas ne nie pas les dépassements horaires et les pressions mais parle de «cas particuliers». Chérif Lebgaa n’y croit pas : «Le malaise est général.» Les syndicats évoquent un turnover important : 700 démissions sur l’année, et une ancienneté moyenne de trois ans et demi chez les vendeuses. Le délégué FO hausse les épaules : «Camaïeu, ça crée de la misère et de la précarité.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Stéphanie Maurice