REPORTAGE - «Des gens grassement payés qui expliquent aux smicards que leurs gosses, on peut les sacrifier». Voilà comment un prof, furax, décrit le rectorat de Lille et sa hiérarchie. C'est ce matin, à l'entrée de Lille Grand Palais. Banderoles, sonos, gilets fluo, une centaine de profs de lycées professionnels de la métropole viennent dire leur «colère» contre les postes en moins et les filières supprimées,
Portable. Les profs au charbon, c'est eux. Ceux des quartiers populaires et des élèves en difficulté, certains en grande difficulté. Ils disent qu'on leur annonce 10 à 16 profs en moins par établissement, 25 lycées menacés sur 100, pour 50 à 100 élèves en moins en moyenne par site. Suicidaire, pensent-ils. «On ne se contente pas d'enseigner, on éduque», dit une prof. «Parfois, on appelle les élèves sur leur portable, pour leur dire de venir en cours», ajoute un autre, «notre boulot, c'est de les convaincre qu'ils ont plus intérêt à venir en cours qu'à être dans la rue». Et les autres, mêmes motivés, ne sont pas toujours les plus calmes. Nawel, lycéenne en secrétariat, sourit : «35 comme moi, c'est pas gérable».
Vincent Magniez se marre au micro : «On a une bonne nouvelle, la rectrice va rendre sa prime de 22.000 euros ! On maintient les postes !» Allusion à la «prime à la casse», offerte aux recteurs. «Ah, non, c'est une fausse nouvelle, on la retire immédiatement». La rectrice, Marie-Jeanne Philippe, doit avoir les oreilles qui sifflent : «Teminator» , «la bûcheronne»... «Mais c'est elle-même qui s'est appelée comme cela : à Savary, à Wattrelos, elle a été interpellée sur les suppressions de postes. Elle a alors dit, «s'il faut être la bûcheronne, je le serai» », raconte un prof. Un slogan, au micro : «Marie-Jeanne, file ta prime aux restos du coeur».
Bavardages. En retrait, Thomas, qui veut devenir «orthophoniste» Erwann, qui ne sait «pas trop», Benjamin qui se voit «faire du commerce». Ils sont en seconde au lycée des Flandres d'Hazebrouck. Ils sont ressortis pour venir voir de près les profs en colère. «T'as vu, y'a la CGT...». Benjamin : «On est d'accord avec eux. C'est normal qu'ils se battent quand on voit tous les postes supprimés. Et ils ont bien fait de venir au salon des métiers, ils peuvent toucher plus de monde. Dans notre classe, on est 34. En seconde, on était 24. On est moins attentif. On bavarde plus. Si le prof ne sait pas tenir la classe, il y a plus de bavardages. On sera combien l'année prochaine ?»
Boulevard. Corinne O'miel, prof de lettres-histoire, est convaincue que la fermeture des petits lycées professionnels va ouvrir «un boulevard à l'enseignement privé». Un prof de Savary à Wattrelos explique que ses élèves en Pilotage de production de système automatisé devront désormais aller à Seclin ou Haubourdin, «trois heures de trajet aller-retour, impossible». Un autre conclut : «On va avoir des élèves qui n'ont pas choisi leur filière, qui se font chier, et qui nous font chier».
Une délégation se forme sur le parvis du Grand Palais : Philippe Kemel, vice-président du Conseil régional chargé de la formation, a décidé de recevoir les professeurs en grève. Le préfet, lui, s'est éclipsé devant la manif improvisée. Les représentants des lycées présents grimpent jusqu'au salon VIP, dire leur désespoir : «L'offre de formation n'a cessé d'être déshabillée sur les dix dernières années. La situation devient tragique, avec des filières non-diversifiées et éloignées. Nous ne sommes pas là pour quelques postes perdus, mais pour nous engager sur la défense de l'élève.» Philippe Kemel hoche la tête «effrayé de ce qui se passe», rappelle que sur les lycées, l'Etat «décide à 90%», mais prend une position claire : «Il n'y aura pas de création d'apprentissages [compétence du Conseil régional, ndlr] en remplacement des filières fermées.»
Bon gaulliste. Il propose aux professeurs de faire voter par les conseils d'administration des lycées une motion contre suppressions. A envoyer au Conseil régional, avec si possible le renfort des parents d'élèves, pour faire masse et peser dans la négociation avec le rectorat. Les enseignants sortent plutôt satisfaits mais conscients que la lutte se joue au niveau national. Et qu'il y a un constat d'impuissance face à la volonté gouvernementale. «On a l'impression que le seul pouvoir que nous ayons, c'est notre pouvoir d'électeur», s'attriste une prof. Un autre s'inquiète des conséquences sociales de la fermeture des petits lycées de proximité, de l'augmentation inéluctable du nombre d'élèves par classe : «Un bon gaulliste bien né ne ferait pas ce genre de conneries.»
Stéphanie Maurice et Haydée Sabéran