Comparateur de rachat de crédit

Coup de pompe


PORTRAIT - Ça fait quelque temps que Philippe Wullens, «Pee Wee, à cause des initiales», trapu à moustache, délégué SUD à la raffinerie Total de Dunkerque, a du mal à se changer les idées. Le récent conflit sur les retraites, où Dunkerque a tenu toute sa place, s’enlise et, surtout, sa raffinerie ne raffine plus. Plus d’un an de bagarre, des mois de grève, manifs, coups de matraque, recours. Il marmonne, avec l’accent local qui fait traîner les «a» : «Elle redémarrera plus.» Il n’est pas viré, la direction a promis de reclasser tout le monde, à l’exception notable des 600 sous-traitants lâchés. Mais .

Il était «posté», c’est-à-dire en 3 X 8, dans une usine de 367 salariés qui ne s’arrêtait jamais, week-end ou fériés. Derrière une console aux commandes des vannes, il préparait les mélanges, chimie subtile pour fabriquer l’essence et le gazole. Capable aussi de «prendre un camion pour aller au feu» en cas d’incendie, il est l’un des neuf pompiers pros de l’usine, classée «Seveso seuil haut». «On sait faire un massage cardiaque.» Lui a son certif et son BEPC, il s’est formé à l’usine. Ses jeunes collègues, en bleu et casqués comme lui, ont tous bac + 2. «Ouvrier», il aime toujours le mot. «Un opérateur, même avec un talkie-walkie, ça reste un ouvrier.» Son père était docker, puis traceur sur les chantiers navals. «Il portait la toile bleue, je porte la toile bleue.» Ses enfants, coiffeuse, livreur, électricien, ne militent pas. «On n’en parle pas.» Mais la colère est héréditaire : «Mon deuxième, c’est le genre à rentrer dans le lard, comme moi.»

La dernière mauvaise nouvelle est tombée le 22 octobre, en plein conflit sur les retraites. La justice, qui avait condamné Total à reprendre le raffinage, à la surprise générale, a changé d’avis. Le TGI de Nanterre l’autorise à arrêter et donc à remplacer le raffinage par un dépôt de carburant, un centre d’assistance technique et un centre de formation. Rien d’«industriel», grogne Pee Wee. La nouvelle n’a pas scandalisé grand monde. Et même «soulagé» les ouvriers, pense le délégué. Beaucoup veulent maintenant tourner la page. Il y a ceux qui souhaitent rester, ceux qui veulent être mutés, ceux qui sont déjà partis et ceux qui veulent toucher des indemnités. Lui veut rester, ses parents vieillissent. «Je me vois mal leur envoyer des chèques, de loin.»

Quand on le croise, il est sur le départ pour les plages d’Egypte, vacances avec des collègues de l’usine, «pour se reposer, s’amuser, se changer les idées». On le taquine : et si une pénurie de kérosène l’empêchait de partir ? Il fait semblant de s’énerver : «Leur en vouloir, ce serait un comble.» Sourit : «De toute façon, l’avion décolle de Bruxelles.» Il aurait quand même préféré qu’aucun train ne roule, qu’aucun avion ne décolle. «Il aurait fallu frapper fort. Bloquer plus radicalement les écoles, les raffineries, tout.» Il n’a toujours pas compris pourquoi les camions roulaient. Ni pourquoi certains voulaient renégocier. «Les retraites, c’est un roulement, on bosse entre 20 et 60 et on laisse la place. Rien à renégocier.» Il devait partir à 55 ans, selon un protocole Total pour les postés. «Avec la loi, on passerait à 57.» Au boulot depuis l’âge de 16 ans, il aura cotisé 41 ans.

Au comité d’entreprise, dans les préfabriqués, au son du «krrrou-krrrou» du café qui passe, il conseille une ouvrière du coin qui veut monter une section SUD dans son usine. Lui suggère «des tracts courts», et «pas trop de polémique». Il dit ça, mais lui ne résiste pas. Exemple : «La CGT a sacrifié la raffinerie des Flandres.» Solidaires de la petite sœur du Nord, les raffineries de France s’étaient mises en grève en février. Au bout de huit jours, elles ont repris le travail, penaudes, avec l’assurance que leurs sites ne seraient pas menacés pendant cinq ans. SUD est majoritaire à Dunkerque, ailleurs c’est la CGT. Wullens, en pétard, accuse le cégétiste national au bonnet rouge «Charlie» Foulard, de «discussions de couloirs». «Conjoncturel», avait d’abord dit la direction quand l’usine s’est arrêtée, en septembre 2009. Au final, définitif. Motif : «surcapacité». «Délocalisation», corrige Wullens.

La grève a démarré en janvier. Une cabane de palettes et de bâches bleues, poêle en bidon bricolé, télé, vieux canapés, «la yourte». Avec 200 gus, l’intersyndicale prend d’assaut le bureau du directeur en chantant : «On est chez nous.» Les journalistes surgissent, puis disparaissent. Wullens a remarqué un truc : «Ils aiment la détresse.» Sur le piquet, il parle calme, la doudoune sans manches sur le dos, une main dans la poche, micro dans l’autre. Il a gardé de ses années d’entraîneur de foot cet air calme de ceux qui prennent leur temps dans la bagarre. La grève s’étire, épuisante. Il peste contre l’apathie de certains jeunes ouvriers, «qui jouent au poker sur le piquet de grève et ne voient pas tout le travail derrière». Aujourd’hui, la yourte est toujours là, vide même quand une partie des salariés est en grève pour les retraites.

Wullens vit entre Malo-les-Bains et Bray-Dunes, comme dans la chanson de Souchon, mais ne fait pas le romantique avec ça. «La mer ? On s’en fout. J’habite à Leffrinckoucke, c’est pas pour ça que je vais à la mer. Trop froid.» A la maison, c’est un jusqu’au-boutiste. Le genre «bosseur», «maniaque», dit Aline, sa femme. A tondre la pelouse «impeccable», «jardiner sous la pluie», astiquer les dalles du pavillon. «Le carrelage, l’isolation. Tant que c’est pas fini, il ne s’arrêtera pas.» Elle le trouve «droit» mais «tête de mule». Jean-Luc, un copain de SUD, confirme : «Il rédige un tract, il demande notre avis puis reste sur ce qu’il pensait.» Lui répond qu’il écoute sa base. C’est même l’objet de ses désaccords avec la CGT, qui «impose les ordres d’en haut» à ses «soldats». Tout ce qu’il avait détesté quand il était à la CFDT. «L’autonomie, c’est de pas recevoir un tract qu’on n’a pas envie de distribuer.»

Il a 24 ans quand il entre à la raffinerie et pensait y finir sa carrière. Il est passé de 3 300 francs comme mécanicien auto à 5 500 en tant que chargeur de wagons chez Total. Bref, «le Club Med»… Avec ses vingt-huit ans d’ancienneté, il tourne à 2 700 euros nets, plus un treizième mois et presque un quatorzième. «Les produits dangereux, le risque, les nuits, les jours fériés», il trouve que ça justifie son salaire.

La délocalisation, il met ça sur le compte de la manie du vert. «On est tous écolos en théorie, mais l’emploi, il est dans l’industrie. On en prend plein la tête des normes. Là où Total délocalise, elles n’existent pas, les normes. C’est déloyal.» Il propose qu’on taxe les produits finis qui reviennent. Mais on n’est pas sûr qu’il y croit. Parce que depuis vingt ans, c’est «le déclin». Il jette : «On n’a plus le droit de polluer. Les Français, ils n’aiment pas voir des torches qui brûlent à l’horizon.»

Haydée Sabéran

Philippe Wullens En 7 dates

Mars 1959: Naissance à Dunkerque.

Avril 1983: Embauche à la raffinerie des Flandres Total

12 septembre 2009Arrêt «conjoncturel» de la raffinerie.

12 janvier 2010: Début de la grève.

30 juin 2010: La cour d’appel de Douai oblige Total à redémarrer.

12 octobre 2010: Début de la grève des retraites.

22 octobre 2010: Le TGI de Nanterre autorise la fin du raffinage.