ÉCO -TERRE - Il s’appelle Tanguy Bayart, il a 39 ans et l’air de passer l’oral du bac. En face, le jury semble bienveillant. Au café citoyen de Lille, Tanguy présente Chiwawa, son projet de création d’entreprise, un fast-food entre le bio et l’épicerie fine. Le jury n’en est pas un, c’est un des onze clubs Cigales de Lille, des investisseurs branchés développement durable, culture, solidarité et emploi local. Les Cigales ont déjà soutenu un marchand de poêles à granules, des charpentiers organisés en société coopérative de production de (Scop) ou un fournisseur de repas bio pour crêches. C’est du capital-risque, donc défiscalisé à 25%, et ça rapporte autour de 5% par an en moyenne. Mieux qu’un Livret A.
Il suffit de verser une somme entre 8 et 450 euros par mois pour entrer au capital. Un club Cigales, c’est entre dix et vingt personnes, une réunion par mois. Au bout de cinq ans, on récupère sa mise, voire plus si la valeur de la part a augmenté. «Si elle est multipliée par dix, tant mieux… Mais on ne récupérera pas dix fois notre mise», dit Claudine Barideau, présidente des Cigales du Nord-Pas-de-Calais.
Le but n’est pas de faire du fric. Quand ça marche, les investisseurs récupèrent deux à trois fois la mise, précise Jean Thierry, le vice-président. Alors qu’une entreprise sur deux meurt au bout de trois ans en France, 76% des sociétés portées par les Cigales de la région sont toujours debout après cinq ans, grâce au réseau de 600 «cigaliers», chacun donnant un coup de main en fonction de sa spécialité. En plus, le créateur d’entreprise voit un parrain au moins trois fois par an pour faire le point.
«Loufoque». Les Cigales sont nées à Paris, en 1983, mais la greffe a surtout pris dans le Nord-Pas-de-Calais, où elles fêtent leurs vingt-cinq ans cette année : sur 140 clubs en France, 48 sont installés dans la région. On y croise de tout : un ex-patron de PME, un ancien chargé de développement à la Caisse des dépôts, un ex-directeur départemental du travail et un conseiller régional Vert. Mais aussi une comédienne, des secrétaires, des comptables, des médecins, des ouvriers, des héritiers du syndicalisme tendance autogestion et des cathos anti bling-bling.
Pourquoi ça marche dans le Nord ? «C’est notre culture de gauche qui ressort de manière loufoque, sourit la comédienne Valérie Dablemont. L’entraide des corons.» Les subventions locales aussi, qui paient sept salariés dans la région, contre un en Ile-de-France.
A Roubaix, Simon Jones, menuisier agenceur, patron de deux salariés et d’un apprenti, a levé 10 000 euros chez les Cigales sur les 39 000 de sa SARL, il y a un an. «Un plus pour financer la communication, le marketing, mais aussi le chauffage de l’atelier, le site internet», raconte-il. Il rencontre ses parrains tous les mois, «pour m’obliger à faire un point, sinon, j’ai la tête dans le guidon. Je vais m’obliger à regarder la compta ce 14 juillet, parce que je vois mon parrain lundi.» Il a aussi réussi à régler en douceur une histoire d’impayé.«Ils m’ont aidé à trouver les mots pour faire comprendre que je ne suis pas juste un petit artisan de 30 ans, et que je connais les procédures.»
«Utopie». Retour au café citoyen de Lille. Tanguy Bayart passe sur le gril. Quelques jours plus tôt, deux cigaliers lui ont expliqué que ses comptes n’étaient pas bons. Il s’est fait aider. Il veut installer son fast-food chic dans le nouveau quartier du Bois habité, à Lille, entouré de bureaux. Le jeune patron espère obtenir un soutien de 2 000 euros. Il parle de «nutritionnellement correct», de sandwichs «roquefort poire», d’«épicerie bio-équitable de proximité», de «bento», ces paniers repas japonais. En face, David, cadre dans une chaîne de restauration : «Vous voyez le ticket à combien ?» Tanguy : «Entre 7 et 10 euros. On va s’adapter au Ticket resto de la zone.» On se regarde : «C’est pas mal.» Dominique, médecin, conseille : «C’est l’avenir, la nutrition. N’oublie pas le sans gluten.» Tanguy s’en va… Débriefing des Cigales : «J’étais pas chaud au départ, j’ai changé», commente le médecin. «On est dans les valeurs des Cigales, ajoute le financier. Quand on lui dit les choses, il les accepte.»
Et eux, pourquoi ils font ça ? Au téléphone, Valérie Dablemont explique : «D’abord, pour me réunir avec des gens que je ne connais pas, débattre, résister à la non-humanisation du libéralisme. Et puis travailler avec des gens tout près de chez soi.» Même si c’est du capitalisme ? «Aider des gens qui ont un rêve, c’est pas du capitalisme. L’homme doit réapprendre qu’il est une fourmi, qu’il a besoin des autres.» Elle investit 10 euros par mois. Tanguy Bayart, lui, a reçu un mail : les cigaliers sont d’accord pour Chiwawa. «Je suis content, ça veut dire que le projet est crédible.» Il n’a toujours pas trouvé de local, «mais l’aventure continue».
Haydée Sabéran
REPERES - «CIGALES» est l'acronyme pour Club d'investisseurs pour une gestion alternative et locale de l'épargne solidaire. Un club Cigales, c'est entre dix et vingt personnes qui se réunissent tous les mois pour investir dans «des entreprises respectueuses de l'homme et de l'environnement». En 2009, les Cigales dun Nord Pas-de-Calais ont créé 60 emplois. L'investissement moyen des cigaliers : 30 euros par mois.