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«Après dix ans de chaîne, on est cassé»


ÉCONOMIE - Apprenti-chauffagiste, Quentin Debock mord dans un pain au chocolat à la sortie d’Afobat, l’école des métiers du bâtiment de Roubaix. «La retraite, je pense que je n’en aurai pas.» A 19 ans, il y a déjà pensé : il achètera un bien immobilier, qu’il louera pour vivre pendant ses vieux jours. Avec quel argent ? «Un emprunt. Au début, le loyer le remboursera, après ça sera pour moi.» Il sourit : «Ou alors l’Euromillion.» Ouvriers ou apprentis du Nord, ils ne se voient pas bosser jusqu’à 60 ans. Rencontres.

Quentin, pour l’instant en alternance chez un artisan, se voit «salarié» plus tard, parce que la fin de carrière de son patron ne lui fait pas envie : «Il a bossé 80 heures par semaine toute sa vie, il touchera 1500 euros de retraite. A 62 ans, des infiltrations dans le bras deux fois par an contre les douleurs. Ça vaut pas le coup. Mieux vaut bosser trente-cinq heures et profiter de sa santé.» Mais jusqu’à quel âge ? «60, 65 ans, pas plus.»

Ménage. Dans le quartier de Moulins, à Lille, entre les tables du café La Rumeur, rideau baissé, Sylvie Sengulen, 46 ans, sourit : «Je dis parfois "vivement la retraite" mais en fait, je n’y pense jamais.» Elle est cuisinière le midi dans ce bistrot, et aussi garde d’enfants et femme de ménage. Une vingtaine d’heures par semaine en tout. Sa pension ? «J’y penserai à partir de 50 ans.» Elle se voit travailler «jusqu’à 70 ans». Vraiment ? «J’adore apprendre des recettes, aller en salle et entendre les clients me dire que c’était bon.» Mais elle ajoute : «Enfin… J’aurais envie, du moment que je tiens encore debout». Elle fait du foot, de la marche. Elle reconnaît que son premier patron, celui qui lui a appris le métier, est «vite fatigué, à 58 ans». Son père à elle, ancien tourneur, est mort d’un cancer «à 59 ans et demi, à six mois de la retraite». Son frère, qui a travaillé dans la même usine, est parti à 43 ans, cancer aussi. «Ils ont respiré les mêmes produits. Pour mon père, je pensais que c’était la cigarette. Mais mon frère ne fumait pas.»

Hernie discale. A l’atelier de maintenance des visseuses de la Yaris, à l’usine Toyota d’Onnaing, près de Valenciennes, ni Fabrice Cambier, 39 ans, délégué FO, ni Alain, 48 ans, un des plus vieux ouvriers du site, ne se voient travailler jusqu’à 60 ans. «Même pas 55, prévient Fabrice. Après dix ans de chaîne, un ouvrier de Toyota est déjà cassé. Les coudes et les poignets en prennent un coup. Le corps a une mémoire, on le sent dès la quarantaine.» Aux gestes répétitifs s’ajoutent le travail posté, les trois-huit qui désorganisent les repas, le sommeil et font vieillir plus vite. «Le dimanche soir, on n’arrive pas à dormir, et on se lève le lendemain à 3 heures pour aller travailler. Le mercredi, on est des légumes.» Son collègue Alain est d’accord : travailler jusqu’à la retraite à Toyota, impossible, même jusqu’à 55 ans. Alors «à 62, 63 ans», il n’y pense même pas. «Ici, on traite nos corps comme des machines.» Pour lui, il détaille : «Double hernie discale, douleurs dans les mains. Même se baisser pour ramasser quelque chose, sortir du lit ou s’habiller, ça peut être difficile. Le gars qui a des problèmes de dos à 35 ans, jusqu’à quand il peut bosser?»

Haydée Sabéran

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