ÉCONOMIE - La grève à la raffinerie des Flandres, dont l’activité a cessé, dure depuis le 12 janvier. Inquiets, les employés attendent l’appel du procès contre le pétrolier, aujourd’hui à Douai.
Sous la cabane de bâches, devant la raffinerie Total de Dunkerque, les grévistes ont remis le poêle en route. Ils ont passé l’hiver ici, entre leur usine et cette cabane de fortune, marquée «interdit aux non-grévistes» à la peinture jaune. Chaussures de sécurité, combinaison bleue, talkie-walkie… Certains font des allers-retours entre l’usine et le piquet de grève, payés pour assurer des tournées de sécurité sur le site Seveso : «ordre du sous-préfet.» Le reste du temps, ils attendent. Au chaud dans la pénombre, ils s’enfoncent dans les fauteuils de récup, regardent d’un œil Amour, gloire et beauté, envoient des textos, tapent une belote.
Leur raffinerie est à l’arrêt depuis septembre. Eux, ils sont en
grève depuis le 12 janvier. La fin de l’activité raffinage du site -
7 millions de tonnes de brut par an à Dunkerque -, d’abord envisagée en
décembre, est officielle depuis mars. Motif : «surcapacité», dit la direction de Total. Les syndicats traduisent : «Délocalisation.»
Ils ont en tête la raffinerie de 21 millions de tonnes que Total
construite à Jubail, en Arabie Saoudite. Ce matin, ils seront à Douai
devant la cour d’appel, pour demander aux juges de faire redémarrer
leur usine. En première instance, la direction avait été condamnée à
quelques milliers d’euros d’amende, pour «délit d’entrave» : elle n’avait pas consulté les salariés avant d’envisager la fermeture. Mais le juge n’avait pas obligé Total à redémarrer. «On prépare un bus. On va aller se montrer», dit David Calbet, opérateur syndiqué à la CGT.
Dépression. «Tiens, les frères Lumière !» se marre un joueur de belote en voyant s’approcher deux hommes en combinaison grise, sous-traitants, appelés comme ça parce qu’«ils s’occupent des lumières, et ils sont toujours ensemble». On rigole, mais le cœur n’y est pas tout à fait. David : «Il y a des gens perdus. En arrêt pour dépression. Le 4 décembre, quand ils nous ont annoncé la possibilité d’une fermeture, certains pleuraient.» Selon Philippe Wullens, délégué SUD, le cabinet Technologia - celui qui a ausculté les France Télécom - a repéré une cinquantaine de personnes en difficulté psychologique. «Il y en a sûrement plus. On le voit, même si on n’est pas médecin. Ça se ressent sur les épouses, les enfants, ça va mal dans le ménage. Il faut des mesures préventives.» David Calbet raconte qu’un collègue qui avait acheté un terrain pour construire sa maison a tout arrêté.
D’après la direction, aucun salarié ne devrait perdre son emploi. Total a prévu de transformer le site en dépôt (15 emplois), avec un centre de formation pour toutes les raffineries de France (25), un centre d’assistance technique (180), des mutations (80) dans les autres raffineries, des départs en retraite non remplacés, et des embauches prioritaires dans le projet de terminal méthanier d’EDF, dans lequel Total a des participations. Dans la cabane de bâches, on n’y croit pas. «Tout est flou», dit Alexandre Lefebvre, opérateur. Le centre d’assistance technique, ce serait 180 agents prêts à se déplacer dans les autres raffineries, mais «seuls 33 sont volontaires».
Ce qui les inquiète ? «Les zones de mobilité. On parle de tourner à l’étranger. On nous dit qu’il est souhaitable de parler néerlandais, allemand, anglais. On a maximum un bac pro, un BTS. Ça va concerner qui ?» Ils veulent savoir s’ils pourront rentrer chez eux le week-end ou s’ils vont partir trois mois sans voir leur famille. «On est plutôt jeunes, parents d’enfants petits. On se voit pas sur la route, dit Alexandre Lefebvre. Tout ce que ça va apporter, c’est des familles brisées. Si on avait voulu être mobile chez Total, on l’aurait choisi depuis longtemps.» Ils réclament un «projet industriel». «Ce n’est pas une histoire de surcapacité, tranche Philippe Wullens. Total organise la rareté. En supprimant la raffinerie des Flandres, on transfère le marché britannique et celui du nord de la France à la raffinerie de Normandie, et on supprime le marché vers les Etats-Unis, sur lequel on ne gagne que 3 dollars [2,42 euros, ndlr] la tonne, contre 30 ailleurs.»
Compensations. Il y a eu l’espoir de voir développer des agrocarburants. Douché le 18 mai en comité central d’entreprise avec l’abandon d’un projet de fabrication de carburant à partir de biomasse, le «bio T fuel». Le préfet a organisé deux tables rondes sur l’avenir de la raffinerie et du port, dont 10% de l’activité s’effondre. Quelque 500 à 600 emplois de sous-traitants sont touchés, selon l’Insee et la chambre de commerce. Le port négocie des compensations financières avec Total. Le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, a promis de pousser le pétrolier à mettre au point un projet industriel, mais Total n’en propose pas. En attendant, les salariés sont à Douai ce matin, et espèrent que le juge les suivra.
Haydée Sabéran
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