SOCIÉTÉ - Comment vit-on le quotidien au centre de rétention de Lesquin? Enfants retenus, adultes menottés dans le dos à chaque transfert, rétention inutile, emplois perdus. Emery Boidin, juriste à la Cimade, travaille tous les jours à l'intérieur. Il raconte.
Vous êtes la seule association dans le centre de rétention de Lille-Lesquin. C'est comment à l'intérieur?
Il y a moins de promiscuité qu'à Vincennes. Ils sont deux par chambre,
ils dorment sur des lits à armature en métal rivés au sol, les murs
sont nus. Il y a une cour avec un panier de basket, une table de ping
pong, un baby foot, une télé. Dans la zone où les gens sont ensemble,
ils sont 30, maximum. Il y a deux centres. Un de 97 places, avec une
zone famille. Un autre, de 32 places. Ils passent la journée à
attendre, la décision d'un juge, la réponse à une demande d'asile, ou
le départ, s'il y en a un. Plus la rétention dure, plus ils sont
épuisés nerveusement. Ils sortent au bout de 32 jours maximum, abrutis
par ce «non-lieu» dans lequel ils ont vécu pendant un mois.
Il y a des enfants?
En ce moment, il y a un homme avec son fils de 7 ans. Ils sont Russes.
Ils ont été arrêtés à la frontière franco-luxembourgeoise. Ils ont
d'abord été séparés. Le père a fait une journée de garde à vue,
l'enfant a été placé. Puis ils ont passé deux jours ensemble, dans un
local de rétention. Ensuite ils ont été transférés à Lille, c'est leur
dixième jour.
Les enfants sont scolarisés?
Non, pas de scolarisation. Dans la cour, il y a un jeu pour enfants, inutilisable, car il n'est pas aux normes.
Pourquoi 32 jours?
Au bout de deux jours, il faut une décision du juge, qui peut demander
15 jours de plus, puis une nouvelle fois 15 jours. Au bout des 32
jours, si on n'a pas pu organiser une reconduite à la frontière, ils
sont relâchés. Mais leur situation administrative ne change pas. Ils
peuvent être à nouveau arrêtés, sept jours plus tard. La moyenne des
rétentions est de 10 jours. Environ 40% des retenus sont reconduits.
Vers quels pays?
Pas forcément leur pays d'origine. Les deux tiers vers des pays
européens. A Lille, une partie est expulsée vers la Belgique. Notamment
des gens en situation tout à fait régulière là-bas, qui voyagent avec
leur titre de séjour belge, mais qui ne savent pas que la loi les
oblige à avoir sur eux un passeport quand ils viennent en France. Il
devrait y avoir une tolérance, mais il n'y en a pas, ça permet de faire
du chiffre, ce sont des réadmissions faciles à faire. Ils passent comme
ça 10 à 15 jours dans le centre de rétention pour rien. Il y a aussi
des Indiens dont le but est d'aller en Angleterre par Calais. Ils sont
arrivés par la Belgique -on le sait car on a pris leurs empreintes
digitales- et on les ré-expulse vers la Belgique. Ils reviennent, on
les arrête à nouveau, centre de rétention, expulsion vers la Belgique,
ils reviennent encore, et ainsi de suite. Ça permet aussi de faire du
chiffre, des reconduites à la frontière en série.
Comment ils le vivent?
Ça fait des dégâts humains énormes. Par exemple, les résidents en
Belgique, ce sont des gens qui ont une vie, un travail, des enfants. En
ce moment, une dame placée en rétention a ses enfants à la rue. Il a
fallu trouver une solution dans l'urgence. C'est une grande violence
pour ces enfants. Par ailleurs, les patrons apprécient peu qu'un
employé disparaisse pendant 15 jours. L'immense majorité des
sans-papiers travaille.
On fabrique du ressentiment.
Oui. D'une part les sans-papiers se durcissent. Ils sont choqués qu'on
les traite comme des criminels. par ailleurs, ils n'ont que trois ou
quatre jours pour rassembler les pièces d'un dossier. Des pièces du
style : vous avez vécu 15 ans en France, ramenez deux preuves par année
de présence.
Et d'autre part, ça nuit à l'image de la France. On est perçu comme un pays infréquentable.
Avez-vous été témoin de violence physique?
Beaucoup se plaignent des conditions de garde à vue, entassés dans des
cellules sommaires. Certains parlent d'insultes, parfois de violences.
Dans le centre, le comportement policier est exemplaire. Mais rien que
les menottes, c'est une énorme violence. A chaque escorte,
ils sont menottés, dans le dos. Ils comprennent très mal ce qui leur
arrive. Des gens me disent «Ça fait cinq ans que je travaille, que je
paie mes impôts. La France veut bien de mes impôts, mais elle ne veut
pas de moi.»
Recueilli par H.S.