ARCHIVES - 15/05/2006 «Je ne savais pas que l'amiante était dangereux.» Cela se passait en 1998, l'amiante était interdit depuis un an. Alors, Bernard Gomez, un grand sec au costume bleu gris, ajoute : «Je ne savais pas qu'il y avait de l'amiante dans l'usine.» On se défend comme on peut. C'est le procès de l'ancien directeur du site Alstom Power Boilers, de Lys-Lez-Lannoy, près de Roubaix, une usine qui fabriquait des chaudières industrielles, et celui de Jean-Michel Demasle, PDG d'Alstom, qui comparaît en tant que personne morale, pour mise en danger d'autrui.
Dans la salle, il y a les salariés, qui ont respiré tous les jours de l'amiante, des dizaines d'années, avant que ce soit interdit, et ont continué jusqu'en 2002, l'année du désamiantage du site. Du sérieux : 40 tonnes de poussières amiantées déblayées. Tous savent qu'ils ont de l'amiante dans les poumons. Ils ne savent pas s'ils développeront un cancer de la plèvre. Sur 360 anciens salariés du site, 150 se sont porté partie civile. A leurs côtés, la CGT, la CFDT, et FO, et l'Association nationale des victimes de l'amiante, l'Andeva.
Tout commence en 1998. Sylvain Stanesco, membre du comité d'hygiène et de sécurité, délégué CGT, rencontre par hasard la femme d'un ancien salarié. Son mari, 57 ans, vient de mourir d'un mésothéliome. Le cancer de l'amiante. «J'ai demandé à la direction de faire un point, se souvient le délégué. Elle était obsédée par l'idée de ne pas créer une psychose.»
Brûleurs. La direction promet de mettre au point un questionnaire aux salariés. En attendant, il faut se battre ailleurs : les plans sociaux se succèdent. «La question de l'amiante est passée à la trappe», se souvient le délégué. En 2000, un vieux four truffé d'amiante est détruit à la masse, par les ouvriers de l'usine, sur ordre de la direction, sans protection. «On avait juste des masques à poussière», raconte un salarié. Le délégué alerte l'inspection du travail, et prévient le procureur de la République.
Denise Quintart, inspectrice de travail, se souvient de ses visites dans l'usine à l'époque : «L'empoussièrement était là. Je ne dirais pas qu'il crevait les yeux, mais presque. Les joints étaient en mauvais état. Ils pendaient, ils se délitaient». Dès 1995, elle demande des comptes à l'usine: «On m'a répondu : "Il n'y a plus d'amiante."»
Mais il est partout. Dans les plaques des fours, dans les joints des fours, autour des brûleurs, dans le système de chauffage soufflant. Un système de pinces à souder fonctionne avec des coques d'amiante, au milieu de l'usine, dans les courants d'air. Quand les coques cassent, on les jette à la poubelle, à l'air libre. Sylvain Stanesco prend des photos. A l'audience, le président du tribunal en montre une à Bernard Gomez. Le patron bafouille : «Je ne peux pas expliquer pourquoi on trouve ces détritus dans les poubelles.» Stanesco se fâche : «Le jour de l'inventaire, on a soulevé des caillebotis, dessous, c'était plein de détritus amiantés. Un pauvre balayeur d'une société sous-traitante venait deux fois par semaine.» Le président : «Qu'a-t-on fait pour informer le personnel de ménage ?» Bernard Gomez : «Je ne sais pas. Probablement qu'on n'a pas pris toutes les précautions».
Procédure. Lui affirme avoir pris conscience du problème en 2000. En février, il organise des prélèvements. Les salariés soutiennent que l'usine était à l'arrêt depuis trois jours. Du coup, les résultats ne sont pas mauvais, la poussière d'amiante a eu le temps de retomber. Bernard Gomez ne se souvient pas s'il était présent ce jour-là, puis se souvient, mais ne sait plus si l'usine était à l'arrêt. «Mais c'est probable», lâche- t-il. En août 2001, on trouve une plaque d'amiante qui traîne. Le patron : «L'usine est très grande. Je n'ai rien à dire. Je conçois avec vous que cette chose est surprenante.»
Les ouvriers étaient-ils protégés ? «Ben... J'avais mon bleu, et mes chaussures de sécurité», résume Charles Lepers, partie civile. Informé des risques ? «Absolument pas.» Mais il avait des consignes : «"Prendre de la toile d'amiante pour calorifuger le réacteur, à défaut, prendre un équivalent". C'était écrit en toutes lettres, avec un tampon rouge pour exécution. Moi, je suivais la procédure.»
Le site déplore une dizaine de morts de cancers probablement dûs à l'amiante, mais sur la période qui ne concerne pas le procès. Le directeur risque un an de prison et 15 000 euros d'amende. Les 150 anciens salariés réclament par ailleurs à Alstom 10 000 euros chacun de dommages et intérêts pour préjudice moral.
Haydée Sabéran
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